La Bretagne s'inscrit au carrefour de la construction des vaisseaux trois-ponts
dans la marine française et des conséquences du désastre que fut la guerre
de Sept Ans pour le Royaume, désastre concrétisé par le Traité de Paris
de 1763.
1 - LE TROIS-PONTS : UN VAISSEAU PUISSANT, MAIS PROBLÉMATIQUE
Au début du XVIIIe siècle, les vaisseaux de ligne les plus puissants construits
par la France se décomposent en trois catégories : les 74 canons, les
80 canons et enfin les vaisseaux trois-ponts avec plus de 100 canons.
Abondamment construits par les chantiers français au XVIIe siècle, les
trois-ponts incarnaient toute la majesté et la gloire du souverain.
Après la mort de Louis XIV (1715) et le peu d'attrait du Régent pour la
marine, leur construction fut très nettement freinée. Après 1715, la première
mise en chantier d'un vaisseau de cette importance n'eut lieu qu'en 1723
avec le Foudroyant. Il faut attendre 1740 pour la deuxième : ce sera le
Royal Louis, troisième du nom. Malheureusement un incendie détruira tout
le chantier et le projet avec. Pendant vingt ans, aucun trois-ponts ne
sera construit en France. Enfin, en 1756, le ministre Machault fait mettre
en chantier un vaisseau de cette classe, mais d'une conception particulière
: le Ville de Paris, mis à l'eau en 1764. En 1759 commença la construction
d'un nouveau Royal Louis - le quatrième dans les annales de la Marine
- vaisseau équivalent à celui détruit par un incendie dix-sept ans auparavant.
Enfin, en 1762, les Etats de Bretagne font don au Roi d'un grand trois-ponts
portant le nom de la province. De la sorte, de l'avènement de Louis XV
(1723) jusqu'à 1786 (date rupture avec l'adoption des plans de type de
Sané dans la Marine), la France n'a mis en chantier que neuf trois-ponts.
Au déclenchement de la guerre d'Indépendance, en 1778, elle ne compte
que deux vaisseaux de cette envergure : le Ville de Paris et la Bretagne.
Ce désintérêt pour cette classe de navires s'explique par les arguments
de poids de ses nombreux détracteurs, au nombre desquels on trouvait des
architectes navals de renom.
Jacques-Luc Coulomb, auteur des plans des troisième et quatrième Royal
Louis écrivit en 1761 un mémoire caustique contre ce type de navire, peut-être
pour se dégager de ses responsabilités dans la conception de ces bâtiments.
Il est vrai que réussir un navire de cette taille était un tour de force
pratiquement irréalisable.
Dans un rapport de 1828, avec le bénéfice du recul, l'ingénieur Jacques-Noël
Sané décrit leurs défauts : «Ces vaisseaux ne réunissaient pas toutes
les qualités nécessaires à la navigation ; ils étaient d'une marche inférieure,
ils tenaient mal au vent, et quelques-uns d'entre eux portaient médiocrement
la voile. Ils retardaient ainsi la marche des escadres et pouvaient les
compromettre en mille circonstances.» Un auteur anonyme écrivit
même en 1777 que «les hommes ordinaires étaient de trop petite taille
pour cette sorte de vaisseaux» et qu'il faudrait «des hommes
de huit pieds pour pouvoir serrer leurs basses voiles». Devant le
peu d'occasions qu'on avait d'ouvrir leur première batterie, il conseillait
ironiquement d'en laisser la construction aux Anglais qui s'étaient déjà
largement fourvoyés dans ce domaine et de se consacrer aux vaisseaux de
74 et 80 canons!
A partir de 1786, sous la direction du chevalier de Borda, un nouveau
type de trois-ponts fut dressé : il éliminait en grande partie tous les
défauts des modèles précédents, ce qui était une prouesse technique remarquable.
2 - LA BRETAGNE : SES CARACTÉRISTIQUES,
SON HISTOIRE
Le Roi avait souhaité que la province offre un vaisseau de 80 canons et
une frégate. Finalement un trois-ponts fut accepté, mais à condition qu'il
ne soit pas plus fort que le Royal Louis (le plus gros navire de toute
la Royale à l'époque), et qu'il n'ait pas de gaillard d'avant. La Bretagne
a été mis en chantier à Brest en 1765 sur les plans de l'ingénieur-constructeur
A. Groignard. Initialement, le vaisseau devait être construit à Lorient.
En fait, seule une partie de la membrure y fut exécutée, puis transportée
à Brest. Le navire fut mis à l'eau en 1766. La Bretagne est un vaisseau
à trois ponts de 100 canons, percé à 15 ouvertures à la batterie basse,
armée de 30 canons de 36 livres. La deuxième batterie comporte 32 canons
de 24 livres, la troisième 32 canons de 12 livres. Enfin les gaillards
portent 6 canons de 6 livres. A la poupe, la forme des bouteilles est
dite à l'anglaise. Mais, bientôt, la forme de cintre en fer à cheval va
s'imposer dans la marine française. De l'étrave à l'étambot, la longueur
é tait de 59,88 m. L'équipage en temps de guerre se composait de 1150
hommes.
Le vaisseau subit une refonte aux deux tiers en 1777. A cette occasion,
l'artillerie fut portée à 110 canons avec la construction d'un gaillard
d'avant et l'augmentation du nombre de sabords du gaillard d'arrière.
La dunette reçut quatre canons de quatre livres.
Lors de la guerre d'Indépendance (1778-1783) quand la France décida d'intervenir
contre l'Angleterre au profit des Insurgents d'Amérique, la Bretagne participa
au combat d'Ouessant du 27 juillet 1778 en tant que navire amiral du comte
d'Orvilliers, commandant l'escadre française sortie de Brest pour affronter
la flotte anglaise de l'amiral Keppel. Cette bataille est souvent présentée
comme une victoire française. Elle fut en réalité totalement indécise.
Les deux flottes se canonnèrent pendant quatre heures après avoir manœuvré
savamment pendant trois jours, l'une en vue de l'autre. En fait, les Anglais
furent contraints de lever le blocus de Brest pour aller réparer leur
flotte dans les ports de la Manche.
Ce combat eut un énorme retentissement en France : c'était la première
fois depuis les défaites répétées de la guerre de Sept Ans qu'une flotte
française parvenait à faire jeu égal avec les Anglais dans un combat d'escadre.
Paris fêta ses «héros» : le duc de Chartres (futur Philippe-Egalité),
qui commandait l'avant-garde en tant que lieutenant général des armées
navales, fut - selon les témoins - tellement acclamé à l'Opéra que la
représentation du jour (Orphée) en devint parfois inaudible! Pourtant
le duc de Chartres fut destitué car il n'avait pas compris les ordres
de l'amiral d'Orvilliers pendant la bataille…
En juin 1779, la Bretagne participa à la tentative de débarquement en
Angleterre, l'objectif étant l'île de Wight. Le comte d'Orvilliers fit
voile pour la Corogne où les flottes française et espagnole devaient se
regrouper avant l'offensive. Mais la flotte de l'amiral Cordoba, homme
de 80 ans peu combatif, eut un mois de retard. L'approvisionnement vint
à manquer; la maladie fit son apparition. Vers la Manche, la flotte combinée
de 66 vaisseaux ne put s'opposer au passage des navires de l'amiral anglais
Hardy qui put gagner Plymouth sans être inquiété. Le malheur s'était abattu
sur les équipages : scorbut, dysenterie, manque sévère d'eau. Deux mois
de mer étaient venus à bout de l'escadre. On fit voile vers Brest pour
y débarquer sept mille malades. D'Orvilliers fut privé de son commandement.
En 1796, la Bretagne devint le Révolutionnaire. La même année, il fut
radié des listes de la Marine.
3 - LE RENOUVEAU DE LA MARINE FRANCAISE
APRÈS LA GUERRE DE SEPT ANS
Les lourdes défaites de Lagos (août 1759) et des Cardinaux (novembre 1759)
pendant la guerre de Sept Ans, détruisirent les deux principales escadres
françaises du Ponant. Ces échecs furent vivement ressentis dans la population.
Le traité de Paris qui mit fin au conflit en 1763 fut le point d'orgue
de l'humiliation française: perte du Canada, perte de tous les territoires
en Inde sauf cinq comptoirs; sur la côte d'Afrique, la France ne gardait
que Gorée et Albréda, un droit de pêche était concédé dans le Saint-Laurent,
joint à la possession des îlots de Saint-Pierre et Miquelon.
L'émotion populaire causée par le désastre des Cardinaux et par la déconvenue
totale des flottes royales montrait que les Français s'intéressaient enfin
à la mer et à la vie de leurs marins. Choiseul, secrétaire d'Etat à la
marine, en profita pour ouvrir une souscription publique. Il demanda 13
millions de livres pour la construction de nouveaux vaisseaux. Celle-ci
fut couverte avec enthousiasme en quelques semaines. Les Etats (Bourgogne,
Artois, Flandres, Bretagne, Languedoc), les villes, les provinces offrirent
au Roi un vaisseau qui les représenterait dans la flotte.
Participèrent aussi les municipalités (d'où le Ville de Paris), les Chambres
de commerce (de Marseille), les corporations de marchands (de Paris),
les fermiers généraux, les receveurs des finances, les régisseurs des
Postes, les chevaliers de l'ordre du Saint-Esprit et même le clergé qui
ira jusqu'à donner un million. La souscription permit de construire neuf
vaisseaux. Praslin succéda à Choiseul au secrétariat d'Etat à la Marine
en 1766. Le décor avant bien changé: en 1763, à la fin de la guerre de
Sept Ans, la France possédait 40 vaisseaux; en 1771, on comptait 64 vaisseaux
et 50 frégates.
Les navires jouissaient de très bonnes qualités nautiques. En effet, la
fin du XVIIIe siècle est marquée par le développement des sciences navales
et l'importance croissante des mathématiques dans la construction des
vaisseaux (avec Bernouilli, Euler et Borda), plus particulièrement la
conception des coques. Le dessin s'enrichit de la géométrie descriptive
de Monge. Les grands traités d'architecture navale se répandent (Chapman
en 1768 et Juan en 1774). Quant à la capacité de combat de la flotte royale,
elle fit ses preuves dans la guerre d'Amérique.
4 - L'AFFAIRE DU DON DES VAISSEAUX DE
1782
Si la guerre d'Amérique fut victorieuse sur terre, elle est marquée,
sur mer, par la lourde défaite des Saintes le 12 avril 1782. La
flotte de l'amiral de Grasse fut nettement battue par celle de Rodney
: sept vaisseaux capturés dont le vaisseau amiral Le Ville de Paris,
sans compter que de Grasse lui-même est aux mains des Anglais! En
France, on craint de revivre le scénario de la guerre de Sept Ans
: victorieuse au début, la nation se délite ensuite et se
fait humilier dans le traité de paix qui met fin aux hostilités
(comme le traité de Paris de 1763).
La défaite des Saintes, connue en mai, déclenche un élan
de patriotisme national. Mais la situation n'est plus celle de Choiseul.
En 1766, l'élan venait du gouvernement ; en 1782, il va venir du
peuple et plus particulièrement de Caron de Beaumarchais. Celui-ci,
sans prévenir le pouvoir, fait circuler à Paris la nouvelle
d'une souscription pour relever la Marine... suscitant un enthousiasme
populaire inouï. Nous sommes le 27 mai. Le même jour, il informe
les chambres de commerce de Marseille, Bordeaux, Nantes et La Rochelle
qu'il serait bon qu'elles imitent la capitale. Vergennes, secrétaire
d'État aux Affaires Étrangères, n'est informé
de cette initiative privée que deux jours plus tard. Jusqu'au 31mai,
la dynamique des souscriptions échappe complètement au gouvernement...
ce qui est inédit.
Le 31 mai, le supplément de la Gazette de France annonce que les
deux frères du Roi ont ordonné la construction d'un vaisseau
de premier rang pour l'offrir à Sa Majesté. On apprend aussi
que les élus de Bourgogne, de leur côté, supplient
le Roi d'accepter, au nom de la Province, un vaisseau de 110 canons. En
fait le Pouvoir essaie de ramener la corde à lui : le nom de Beaumarchais
n'est pas cité dans la Gazette, le zèle patriotique des
Parisiens est caché. Derrière ce stratagème réside
le souci constant de la stabilité du régime. Tout doit aller
du haut vers le bas, les initiatives individuelles étant impensables.
Comme en 1766. Si ce n'est pas le cas, il est indispensable de le faire
croire. Donc, officiellement, l'élan patriotique est né
à la Cour, dans l'entourage du monarque, puis il s'est répandu
dans les provinces en suivant les rouages traditionnels de l'autorité
et des pouvoirs locaux...
Le 3 juin, le secrétaire d'État à la Maison du Roi
officialise cette version des faits par une lettre - rendue publique -
au prévôt des marchands et au lieutenant de police. On y lit que
le Roi est «infiniment sensible à l'empressement des citoyens
de tous les ordres qui veulent souscrire». Sous-entendu : la souscription
est initiée par le pouvoir(!) La fin de la lettre remet les points
sur les i : ce qui vient des Corps de l'État est accepté
par le Roi qui, en revanche, «ne croit pas devoir profiter des offres
des Particuliers». Répétons-le : pour les puissants,
le corporatisme de l'Ancien Régime doit être respecté.
En fait, derrière cette manuvre se cache la rivalité
entre Vergennes et Necker. Le banquier genevois, renvoyé quelques
temps plus tôt, est favorable à l'idée d'un libre
choix du public... un peu comme en Angleterre. Ce qui est inacceptable
pour Vergennes : on ne peut pas prôner l'exemple anglais en matière
de gestion des affaires publiques et, en même temps, susciter l'aversion
des Français pour le voisin d'Outre-Manche. Vergennes est aux affaires,
c'est lui qui aura gain de cause. Les souscriptions spontanées
vont se transformer en impôts supplémentaires.
Source de la partie 4 : «Du patriotisme
aux nationalismes (1700-1848)», éditions Créaphis.
Article : «Les enjeux politiques du patriotisme
français pendant la guerre d'Amérique : les dons de vaisseaux
de 1782» par Edmond Dziembowski.
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