1 - L'HISTORIQUE
Lancé en 1637 sous le règne de Charles Ier Stuart, le Souverain
des Mers (Sovereign of the Seas ou SOS) fut considéré comme le plus grand
navire de son temps : longueur de la proue au garde-corps arrière de 71m,
23m de hauteur de quille. Il illustre les conceptions de l'architecte
Phinéas Pett et fut construit sous la direction de son fils Peter Pett.
L'année suivante, en 1638, la France de Richelieu mit à l'eau un navire
à peu près similaire, la Couronne.
Le Souverain des Mers brille par une quantité inégalée de sculptures,
ornements et bas-reliefs de la proue à la poupe conçus par les meilleurs
artistes de l'époque (van Dyck entre autres). Il coûta plus de 65 000
livres sterling à la Couronne et n'est rien moins que l'expression de
la volonté du souverain Stuart qui adorait les navires et la beauté qui
s'en dégageait. (A cette époque, un revenu annuel de 4 livres suffisait
à une famille pour vivre convenablement.) On peut voir, au-dessous, la
proue et la poupe d'une maquette du SOS avec des ornements en laiton doré.
C'est à peu près sous cet aspect que les Anglais découvrirent le vaisseau
à l'époque. Son impression d'or massif - ajouté au «Ship Money»
(voir ci-après) suscita un vif mécontentement.
Surnommé le «Diable d'or» dans les chroniques de l'époque, le navire prit
part à de nombreuses batailles dans les trois guerres navales qui opposèrent
les Anglais aux Hollandais dans la deuxième moitié du XVIIe siècle.
Le Prince Royal, lancé en 1610 avec 102 canons, était le plus grand et
le plus armé des navires de guerre de l'Europe occidentale. Puis venait
le Souverain des Mers avec ses trois ponts et de la place pour 120 canons.
Ces deux navires étaient les deux pièces maîtresses de la «Ship Money
fleet» de Charles Ier Stuart.
Près d'un siècle plus tard, en janvier 1696, alors que l'Amirauté envisageait
sa démolition, le navire fut détruit par un incendie dans le port de Chatam.
On raconte qu'un cuisinier aurait oublié d'éteindre une bougie avant de
quitter le navire. La bougie serait tombée et le feu aurait fini par se
communiquer à tout le bâtiment.
Compte tenu des faibles progrès réalisés par les techniques de construction
des navires au XVIIIe siècle, certains historiens ont remarqué que le
Souverain des Mers aurait pu faire bonne figure à Trafalgar en 1805...
2 - LES DEUX PREMIERS STUART : JACQUES
Ier & CHARLES Ier
En 1603, la reine Elisabeth Ière s'éteint. Jacques VI et Ier (c'est-à-dire
Jacques VI d'Ecosse et simultanément Jacques Ier d'Angleterre) monte sur
le trône d'Angleterre. Il est protestant - ce qui rassure tout le monde
-, et va gérer un pays qui est encore petit à l'échelle européenne. Mais
il va le faire selon une manière bien à lui : il gouverne par droit divin
et proclame qu'il a été nommé par Dieu. Il s'éteint en 1625. Son second
fils Charles lui succède et devient Charles Ier d'Angleterre.
Charles Ier est atypique à la fois dans l'histoire anglaise et dans l'histoire
européenne : non seulement il est mort décapité en 1649, mais il a réussi
- dans un premier temps - à tirer son épingle du jeu dans le conflit de
pouvoirs qui l'oppose au Parlement de Londres. Autrement dit, il a su
gouverner grâce aux «revenus ordinaires» de la Couronne (essentiellement
les revenus des terres royales, les droits féodaux, la vente des monopoles
et les amendes de justice). Ceci sans l'intervention du Parlement - ce
qui est un point très important. En effet, tout impôt nouveau doit être
voté par le Parlement, extrêmement chatouilleux sur cette question qui
est la marque de son pouvoir. Et Charles Ier, roi de droit divin comme
son père, refuse de s'incliner devant ce pouvoir...
Il est singulier de constater qu'un même phénomène vient frapper la dynastie
des Tudor et celle des Stuart à la première succession : Henry VII, le
premier roi Tudor, a deux fils, Arthur, puis Henry. Bien sûr, en tant
qu'aîné, Arthur est préparé au trône et épouse Catherine d'Aragon
afin de consolider les liens entre la puissante Espagne et l'Angleterre.
Mais Arthur meurt prématurément en 1502 et son frère cadet, Henry, monte
sur le trône à la mort de son père, en 1509. Même chose pour les Stuart.
Jacques Ier a deux fils : Henry et Charles, le cadet. Henry est plein
d'entrain et de confiance en lui-même. De plus, il est protestant. Le
peuple anglais se fait une joie de le voir un jour sur le trône. Cependant
il meurt de maladie en 1612. C'est donc son frère Charles, né en 1600,
qui se prépare à régner. Pourtant il est loin d'avoir l'étoffe de son
frère. Taciturne, un peu souffreteux, timide, marqué par un manque de
confiance en soi évident, il va adopter une attitude systématique de réserve
prudente dans ses relations avec ses proches et ses conseillers. Il est
d'autre part plein d'admiration pour le protocole de Charles Quint et
veut combattre toute immoralité à la Cour. Enfin, s'il se veut anglican
convaincu, le jeune roi ne cache pas son attirance pour la «beauté des
saintes choses» telle qu'elle est développée dans le culte catholique.
Un amour du beau jugé un peu trop «papiste» qui ne conduit pas
à le faire aimer de son peuple.
Cependant un trait le caractérise : la grande conscience de son devoir
en tant que roi. Comme son père Jacques VI - Ier, il est persuadé qu'il
tient son pouvoir de Dieu.
3 - LE CONTEXTE EUROPÉEN : LA GUERRE
DE TRENTE ANS
Quand Charles Ier monte sur le trône en 1625, la guerre de Trente Ans
ravage l'Europe et surtout l'Allemagne. Déclenchée en 1618, elle oppose
catholiques et protestants dans une lutte sanglante qui, au final, fera
huit millions de morts. En tant qu'Etat protestant, l'Angleterre se doit
de contrer la menace de la Contre-Réforme sur le continent. En 1621, le
Parlement vote l'octroi de fonds pour la guerre. En 1624, c'est la guerre
contre l'Espagne, en 1626 contre la France. En 1629, des négociations
de paix sortent l'Angleterre du conflit européen.
En Angleterre, malgré la guerre sur le continent, le renouveau du commerce
fait augmenter les droits de douane perçus par la Couronne, sans compter
que les taux de prélèvement ont été largement augmentés. Or ces droits
font partie intégrante des «revenus ordinaires» du souverain. Ainsi la
situation financière de Charles Ier se consolide, indépendamment du Parlement.
Ayant les moyens de ses décisions, il parvient à gouverner sans trop de
soucis financiers.
Mais cette situation n'est pas sans faille : l'Angleterre - pays neutre
- est la nation européenne la plus active commercialement et elle peut
craindre que les belligérants ne profitent de cet état de guerre pour
se livrer à la contrebande - lésant les intérêts financiers de la Couronne
-, ou que des pirates ne se livrent au pillage de ses navires. Ces craintes
étaient tout à fait fondées. Rappelons ici que, vers 1650, des vaisseaux
anglais ont profité de l'état de guerre civile entre la marine de Cromwell
et la marine du roi Charles Ier commandée par le prince Rupert pour s'emparer
de navires marchands hollandais ou français dans la Manche ou en mer du
Nord, conduisant à un durcissement des relations diplomatiques.
Pour l'heure, au début des années 1630, on assiste bien à une multiplication
des incidents. L'honneur du pavillon anglais est bafoué. Les Français
refusent de saluer les navires de guerre anglais ; les Hollandais attaquent
une flottille espagnole près des côtes anglaises. Pis, en 1633, l'activité
des pirates s'accroît dans la Manche. Les marchands anglais exigent d'être
protégés. Charles ordonne que deux navires de guerre soient construits
chaque année.
Quels que soient les engagements ou les promesses diplomatiques, l'Angleterre
est alors un pays neutre. Les Français, les Espagnols et les Hollandais
cherchent à obtenir le soutien de la flotte anglaise. Charles Ier sait
que l'Angleterre doit tenir son rang et donc maintenir une puissance navale
forte, mais ce n'est pas avec les «revenus ordinaires» de la Couronne
qu'il peut y arriver.
4 - LE SHIP MONEY DE CHARLES Ier
STUART
Le Ship Money était un impôt connu depuis le Moyen Age : il était
levé en temps de guerre quand les côtes avaient besoin d'être protégées
et s'appliquait uniquement aux villes du littoral. Celles-ci devaient
réunir les fonds pour construire, chacune, un navire de guerre d'une taille
donnée, ou verser à la Couronne un équivalent en argent pour en louer
un. Quand le roi décida d'éradiquer la piraterie dans la Manche, ses conseillers
lui suggérèrent de faire appel au Ship Money. Ce qui violait un
des principes premiers de cette taxe puisque l'Angleterre n'était pas
en guerre.
En 1635, l'impôt fut étendu aux villes de l'intérieur au prétexte que
tout le monde profitait de la sécurité des mers. Il est important de retenir
que le Ship Money n'était pas voté par le Parlement et qu'il courait
donc le risque d'être frappé d'illégalité. Aussi Charles Ier s'appliqua-t-il
à obtenir l'avis de légistes et de juges pour montrer justement qu'il
n'était pas illégal. La nécessité du temps l'imposait. Chaque comté se
vit attribuer une somme forfaitaire à remettre aux commissaires du roi,
la répartition au sein du comté étant laissée aux autorités locales. Contrairement
aux taxes votées par le Parlement, les sommes à remettre étaient élevées
et beaucoup de gens - plus qu'à l'habitude - y contribuèrent. S'il y eut
des litiges et des querelles, ce fut sur le taux de prélèvement, pas sur
le paiement en lui-même. Le Ship Money fut un impôt remarquablement
efficace : 90% des sommes attendues furent prélevées. En six ans, la Couronne
put réunir près de 800 000 livres.
Dans la pratique, Charles Ier procéda par étapes. Il prit une première
ordonnance pour le Ship Money en 1628 pour toutes les villes du
pays. Elle souleva tant d'opposition qu'il la retira. En 1634, il signa
un traité secret avec Philippe IV d'Espagne pour l'aider dans sa lutte
contre les Hollandais. Cet accord pouvait être un motif valable pour faire
ressurgir l'ordonnance. Ayant obtenu le renfort de légistes importants
qui lui en confirmèrent la légalité, il la promulgua à nouveau en octobre
1634 en comptant bien cette fois-ci la faire appliquer. Comme dans l'ancien
temps, Londres et les villes portuaires étaient seules concernées. La
ville de Londres, arguant de sa charte, exigea d'en être soustraite. Parmi
les autres villes, certaines protestèrent sur le montant, mais pas sur
le principe. Un peu plus de 100 000 livres furent collectées.
En août 1635, une seconde ordonnance fut promulguée, toujours sans l'accord
du Parlement. Cette fois, comme en 1628, toutes les villes - portuaires
et celles de l'intérieur du pays - furent mises à contribution. La Couronne
demanda 208 000 livres. Le mécontentement populaire ne mena à rien. Charles
Ier obtint l'avis favorable de dix légistes sur les douze qu'il consulta.
Ils reconnurent que seule la Couronne avait le droit de juger de l'état
de «danger national» et que, si tel était bien le cas, la collecte de
cette taxe était légale - même étendue à tout le pays. A présent, chacun
se rendait bien compte que le Roi avait trouvé le moyen de se passer du
Parlement pour lever un impôt et assurer ses finances, c'est-à-dire qu'il
pouvait gouverner seul.
Il faut ici soulever un point de vue logique : c'était la guerre sur le
continent et il y avait réellement de la piraterie. Les Anglais savaient
donc qu'il fallait de l'argent pour construire des navires afin de protéger
leur commerce. Ils savaient aussi que ces bateaux étaient réellement construits
parce qu'ils pouvaient les voir. La Couronne ne gaspillait pas les ressources
en menus plaisirs. D'autre part il y a tout lieu de penser que, après
la deuxième ordonnance, les villes du littoral ne furent pas mécontentes
de voir celles de l'intérieur du pays mettre aussi la main à la poche,
toujours sous l'argument que la sécurité des mers profitait à tout le
monde. Ainsi, en élargissant l'assiette du Ship Money à tout le
pays, le roi faisait en quelque sorte coup double : il récoltait plus
d'argent et il faisait taire les jalousies.
Une troisième ordonnance en octobre 1636, redemandant des ressources aux
villes pour construire de nouveaux navires, fit comprendre à tout le monde
que le cadre médiéval de cette taxe avait tout simplement disparu.
Même si, une fois encore, les légistes appuyèrent le roi, il était clair
pour tous, marchands, artisans, notables, bourgeois, etc., que Charles
Ier voulait convertir le Ship Money en un impôt permanent sans
l'accord du Parlement.
Pour résumer, le Ship Money reste dans l'histoire anglaise un impôt
singulier :
1) Il établissait une nouvelle forme de taxation. Habituellement, quand
le Parlement votait une taxe, celle-ci était assise sur le revenu et demandait
donc une évaluation individuelle. C'était une tâche lourde à administrer.
Le Ship Money était une somme globale à prélever sur le pays conçu
comme une seule entité imposable. La gestion en revenait aux officiers
locaux et le coût pour l'Etat était quasiment nul.
2) De la même manière que les droits de douane croissaient comme le commerce,
le Ship Money faisait miroiter pour la Monarchie la possibilité
d'une réelle indépendance financière.
3) Il suscita une opposition sérieuse et bien ancrée dans le pays, peut-être
justement à cause de cette perspective d'indépendance financière. Les
Anglais ne pouvaient accepter l'idée que le roi ait trouvé un bon moyen
de contourner le pouvoir du Parlement et de prélever les impôts selon
son bon plaisir. Ce qui signifiait aussi, comme on l'a vu plus haut, la
possibilité pour le roi de gouverner presque en prince absolu.
5 - L'IRONIE DE L'HISTOIRE
L'Histoire a retenu que le Ship Money avait beaucoup œuvré pour
renforcer la Royal Navy et poser les fondations de la puissance
navale anglaise. Sur le long terme, cette marine eut un rôle déterminant
dans la croissance du commerce, la prospérité de la Grande-Bretagne et
la création de l'empire britannique.
L'Histoire sait aussi se montrer ironique. A moyen terme, il est cruel
pour le deuxième Stuart de constater que, si le Ship Money a été
une des causes de la guerre civile et de sa mort sur l'échafaud en 1649,
il a créé une puissante marine que le Parlement d'abord, puis Oliver Cromwell,
en tant que chef du Commonwealth, ensuite, utilisèrent pour contrer avec
succès la puissance navale de leurs ennemis : la flotte du roi sous le
commandement du prince Rupert dans les premières années de la République,
les Bataves pendant la première guerre anglo-hollandaise en 1651-1652,
puis la flotte espagnole en 1657.
Terminons en ajoutant que, lors de la Restauration et de la montée sur
le trône de Charles II, fils de Charles Ier, tous les navires du Ship
Money, qui avaient constitué le fleuron de la State's Navy
du Commonwealth, intégrèrent la Royal Navy des Stuart. En 1664,
lorsque le risque d'une deuxième guerre anglo-hollandaise se fit jour,
l'amiral Monck, l'un des principaux commandants de la marine de Cromwell,
qui avait bataillé contre le duc d'York (prince Rupert et frère du feu
roi) dix ans plus tôt sur toutes les mers de l'Europe du Nord se retrouva
sous les ordres de son ancien et implacable ennemi...
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