1 - UN TROIS-PONTS REDOUTABLE
Le Soleil Royal est le vaisseau amiral français des deux grandes
batailles navales qui se déroulèrent dans la Manche lors de la guerre
de la Ligue d'Augsbourg : Bévéziers en juillet 1690 et La Hougue en mai
1692. Il y a eu d'autres Soleil Royal (puisque, lorsqu'un navire était
coulé ou détruit, on en reconstruisait un portant le même nom). Il s'agit
ici de celui de 1669.
La marine française sous le règne de Louis XIV a mis en chantier environ
150 vaisseaux de ligne, dont 56 gros vaisseaux à trois-ponts.
Le Soleil Royal présenté ici a été construit à Brest par le maître-constructeur
L. Hubac et mis à l'eau en 1669. C'était l'une des plus grosses unités
de la flotte : le navire devait incarner toute la gloire du Roi Soleil.
C'est aussi le seul trois-ponts percé à quatorze sabords avant 1689. Le
Soleil Royal portait 28 canons de 36 livres à sa batterie basse, 30 canons
de 18 à la deuxième batterie, 28 de 12 à la troisième. Sur les gaillards,
20 canons de 6 et 4 canons de 4. Soit un total de 110 canons. Le navire
déplaçait 2400 tonneaux. Son équipage en guerre était de 900 hommes. Il
fut incendié à Cherbourg par les Anglais en 1692.
2 - LES DÉCORATIONS DU SOLEIL ROYAL
Les premiers vaisseaux de ligne construits durant le règne de Louis XIV
copient le faste de Versailles. Tout doit concourir au prestige du Roi.
Colbert, secrétaire d'Etat à la Marine, le rappelle à d'Infreville, intendant
de l'arsenal de Toulon, en 1669 : «Il n'y a rien qui frappe tant
les yeux, ni marque tant la magnificence du Roi que de bien orner les
vaisseaux comme les plus beaux qui aient encore paru à la mer.»
Pour garantir une unité de style et de perfection, Charles Lebrun est
désigné pour concevoir les décorations et en superviser l’exécution. De
nombreuses sculptures de style baroque, parfois teintées de classicisme
viennent embellir les œuvres mortes des navires. Les artistes puisent
leur inspiration dans le Panthéon antique : poupes et proues sont ornées
de divinités de l'Olympe, d'animaux symboliques (cygnes, lions) plus ou
moins en rapport avec le nom du vaisseau.
Mais Lebrun, absorbé par la décoration des jardins de Versailles, est
obligé de délaisser les décorations navales. Il se bornera à créer les
ornements du Soleil Royal et du Royal Louis. A Toulon, le sculpteur Girardon,
qui jouit de la confiance de Lebrun, est chargé des décors. Pour Brest,
en revanche, il faut faire appel à des artistes établis dans la région
parisienne. Conséquence : les décorations pêchent par un manque d'homogénéité.
Evidemment, l'exécution de ces monuments artistiques prend du temps et
coûte cher. Les multiples sculptures, bien éloignées des besoins militaires,
alourdissent les navires, nuisent à leurs qualités nautiques et fragilisent
leur stabilité. En 1673, un nouveau règlement simplifie une partie de
l'architecture à la poupe et allège les décors. Mais ces dispositions
restent sans effet, même si Louis XIV fait imposer des dessins préalables
afin de s'assurer du bon goût des sculpteurs.
Le contexte ne change qu'en 1689, avec l'intervention du dessinateur et
graveur Jean Bérain. Les décorations vont enfin devenir homogènes et gagner
en élégance. C'est justement l'époque où les vaisseaux (dits de la première
marine du Roi) ne sont plus en état de servir. D'importantes refontes
s'imposent, quand le navire n'est pas carrément radié. On en profite alors
pour remplacer les décors. C'est le cas du Soleil Royal. Une fois la nouvelle
structure ornementale achevée sur le papier, Bérain s'adresse à Regnault
(novembre 1689) pour conduire l'exécution des sculptures. Il faut faire
vite : la guerre de la Ligue d'Augsbourg vient d'éclater en mai avec la
bataille de Bantry Bay. Une douzaine de sculpteurs sont appelés en renfort.
Pourtant, le 11 janvier 1690, le Roi fait arrêter le chantier : le parachèvement
du décor extérieur et les ornements des chambres sont remis à plus tard.
Il est vraisemblable que le Soleil Royal a participé dans cet état d'inachèvement
partiel à la victoire de Bévéziers en juillet 1690.
3 - LA BATAILLE DE BÉVÉZIERS
(1690)
La victoire française de Bévéziers est le point d'orgue de la première
campagne du Soleil Royal. C'est le navire amiral d'Anne Hilarion de Cotentin
(1642-1701), comte de Tourville, vice-amiral et commandant de l'escadre.
Lassés de l'ambition de Louis XIV et des agressions françaises, les princes
allemands, les Provinces-Unies et l'Espagne signent en juillet 1686 à
Augsbourg un traité qui est une sorte d'union contre le Roi de France.
Deux ans plus tard, Guillaume d'Orange débarque en Angleterre et boute
hors du trône Jacques II, "papiste" comme son prédécesseur Charles II,
intronisé par Louis XIV : la Ligue d'Augsbourg, oppose désormais quatre
adversaires au Roi Soleil. La France réagit en menant Jacques II en Irlande
en 1689 ; Chateaurenault et sa flotte réussissent à tromper l'amiral anglais
Herbert en débarquant 7000 hommes à Bantry Bay.
Les troupes étant tenues en échec, Louis XIV envoya une armée de secours
en Irlande et chargea Tourville de tenir la Manche avec 75 vaisseaux.
L'irruption dans le Channel d'une escadre française aussi puissante provoqua
de très vives inquiétudes en Angleterre. L'amiral Herbert (comte de Torrington),
à la tête de 59 gros bâtiments (dont 21 hollandais), reçut l'ordre de
combattre à tout prix.
La rencontre eut lieu devant Beachy Head - qui devint phonétiquement en
français Bévéziers (!). La bataille tourna au désastre pour la division
hollandaise qui perdit de nombreuses unités. Tourville ne tenta pas d'exploiter
sa victoire. Il ne fit rien non plus dans le canal Saint-Georges, à l'entrée
de la mer d'Irlande, pour aider les troupes de Jacques II en lutte contre
celles de Guillaume III (qui finirent par vaincre). Cette inaction donna
lieu à une intense polémique en France.
Après sa défaite, l'amiral Herbert fut traduit devant une cour martiale
et emprisonné à la Cour de Londres. Il fut néanmoins acquitté en décembre
1690 pour des raisons vraisemblablement politiques. C'était la première
fois qu'un amiral français victorieux envoyait en prison son adversaire
anglais. L'épisode se produira encore deux fois : en 1756, Byng sera condamné
à mort et fusillé après sa défaite de Port-Mahon devant La Galissonnière
; en 1778, Keppel, tenu en échec par le comte d'Orvilliers au large d'Ouessant,
sera traduit en cour martiale et acquitté grâce à ses appuis politiques.
On connaît l'ironie de Voltaire à propos des Anglais : un peuple bien
curieux qui éprouve le besoin de faire fusiller un amiral de temps en
temps pour donner du courage aux autres…
4 - LA BATAILLE DE LA HOUGUE (1692)
En 1691, Tourville effectua une campagne blanche en louvoyant dans l'Atlantique
et dans la Manche - en partie à cause d'ordres totalement contradictoires
émanant de Louis de Pontchartrain, nouveau secrétaire d'Etat à la Marine
(protéger les côtes, s'emparer du riche convoi annuel anglo-hollandais
dit «de Smyrne» et surtout ne prendre aucun risque…)
En 1692, le Roi adopta le plan Bonrepaus : harceler les ports et les navires
avant un débarquement à Torbay en comptant sur le manque de temps chez
l'ennemi pour réagir. Tourville eut encore à tenir la Manche.
Fin mai, il se trouva à la tête de 44 bâtiments contre les 99 de la flotte
anglo-hollandaise (l'argument du manque de temps se révéla être un leurre).
Le 29, un combat violent s'engagea. L'ennemi menaçait à tout moment de
se dédoubler pour attaquer sur les deux bords. Après la rupture de la
ligne française, le Soleil Royal (cible de choix) subit, pendant près
de cinq heures, le plus fort de l'assaut. A la tombée de la nuit, il évita
cinq brûlots lancés contre lui Une partie des navires français quittèrent
le champ de bataille à la faveur de l'obscurité.
Au matin, Tourville mit le cap à l'ouest, vers Brest. Au large de Saint-Malo,
le flot s'inversa et la flotte remonta vers le Nord. 22 navires purent
rentrer sous Aurigny. Le Soleil Royal, l'Admirable et le Triomphant, tous
trois hors de combat, furent laissés à Cherbourg où les Anglais vinrent
y mettre le feu. Tourville vint échouer ses dix navires restants devant
la Hougue le 31 mai. Le 2 juin, faute d'une résistance organisée, les
Anglais débarquèrent sur les plages et les incendièrent.
Ce que certains historiens ont appelé le «désastre» de la
Hougue fut plus moral que matériel (la plupart des canons - la partie
la plus coûteuse des vaisseaux - put être récupérée). Tourville fut
fait maréchal de France pour sa bravoure, mais Louis XIV finit par se
détourner d'une marine qui coûtait très cher aux finances royales pour
des résultats jugés fort médiocres.
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