Cent soixante ans après
le tumulte
de Saint-Médard (une rixe meurtrière
qui opposa les catholiques aux protestants), l'église
Saint-Médard revint dans l'actualité parisienne
la plus brûlante. Cette fois, c'est la querelle
janséniste qui servit de cadre.
Rappelons les faits principaux. Tout part de la théologie
et remonte au XVIIe siècle : il s'agit de la
grâce et de la prédestination. Pour le
néerlandais Jansénius (1585-1638), l'homme
n'est pas libre et hésite sans cesse sur la voie
à suivre : le bien ou le mal. Dieu accorde sa
grâce à certains ; ceux-ci seront sauvés
; les autres suivront le mal et seront damnés.
À cela, l'espagnol Luis Molina et les jésuites
répondent : l'homme est libre ; ce n'est pas
parce que Dieu possède la préscience et
sait toujours ce que chaque mortel va faire que l'homme
n'a pas le choix entre le bien et le mal. Dieu offre
à chacun la grâce suffisante. Libre
à chacun de choisir le bon chemin et d'en faire
une grâce efficace. Les XVIIe et XVIIIe
siècles opposent ainsi les jansénistes
aux «molinistes», gardiens de la tradition
catholique. En 1653, le pape Innocent X, alerté
par quarante-huit évêques français,
condamne les thèses jansénistes dans la
bulle Cum occasione.
Dès lors, l'Église de France va se couper
en deux : les jansénistes contre l'Assemblée
du clergé et la Cour. La querelle théologique
ne tarde pas à tourner en joute politique. Puisque
le roi s'élève contre le jansénisme,
se dire janséniste signifiera désormais
prendre parti contre l'absolutisme. Mais, dans les souvenirs
du roi, la Fronde est encore vivace : Mazarin et le
pouvoir royal avaient alors chancelé devant une
opposition parfois liée à l'ennemi espagnol
avec, au final, une guerre civile de quatre ans (1648-1652).
Louis XIV ne peut tolérer un mouvement qui attire
les opposants de toutes sortes, et des plus actifs.
Car, sous couvert d'une doctrine religieuse, les livres,
les publications et les libelles se multiplient.
La querelle rebondit en 1702 : faut-il donner l'absolution
à un religieux janséniste ? Dans
sa bulle Vineam Domini, le pape Clément
XI répond par la négative. En 1711, Louis
XIV frappe un grand coup en faisant expulser les religieuses
de Port-Royal des Champs et raser les bâtiments.
Survient le père Quesnel (1634-1719), janséniste,
qui publie ses Réflexions morales, une
suite de principes calqués sur la vie des prophètes.
Excédé, Louis XIV en appelle au pape.
En 1713, la bulle Unigenitus de Clément
XI condamne les Réflexions morales. Le
clergé français est sommé de se
soumettre et d'accepter la Bulle, ce qui déclenche
contre elle des publications en rafales appelant au
rejet. D'où le nom d'appelants que l'époque
leur a donné.
Mais c'est là faire aussi ressurgir la fierté
du gallicanisme et la distance prise par l'Église
de France envers Rome. D'où la question que pose
Olivier Andurand dans sa thèse La Grande affaire
parue en 2017 : où sont les vrais gallicans ?
Du côté des jansénistes ou du côté
du roi de France, un roi qui s'incline devant la bulle
papale qu'il a lui-même sollicitée ?
Au-delà de l'idée vite oubliée
de la grâce, le jansénisme, synonyme aujourd'hui
de rigorisme, veut imposer une gestion rigoureuse dans
les paroisses, installer le clergé dans une vie
réellement pieuse, dépouiller le cadre
cultuel, faire participer les laïcs, voire promouvoir
la messe en langue vulgaire. Ces idées séduisent
une bonne partie des fidèles. À Paris,
les trois quarts des curés sont appelants.
Louis XIV s'éteint en 1715. La fragilité
de l'Interrègne favorise les opposants qui multiplient
les appels contre la Bulle. Parmi eux, l'archevêque
de Paris écrit même en 1719 qu'il nie le
dogme de l'infaillibilité pontificale. En fait,
tout cela est le dernier feu. «Lorsque, à
partir de 1726, avec le ministère Fleury, le
pouvoir se décidera à des mesures sévères,
écrit Catherine-Laurence Maire dans un document
d'archives sur les convulsionnaires (éditions
Gallimard/Julliard), la majorité des ecclésiastiques
se soumettra sans trop de résistance à
l'autorité pontificale. Dès les années
1720 s'amorce, en fait, le processus de défaite
des appelants.»
Revenons à Saint-Médard, paroisse populeuse
et pas vraiment janséniste. Un certain François
de Pâris, diacre, officie parmi les clercs
de l'église. Il est janséniste et sa foi
est profonde. Donnant aux pauvres tout ce qu'il possède,
se privant de tout, «François de Pâris,
écrit Catherine-Laurence Maire, se considère
comme un pénitent chargé d'apaiser la
colère de Dieu allumée par la bulle Unigenitus.»
Le 1er mai 1727, il meurt à l'âge de trente-sept
ans d'excès de privations dans une misérable
cabane, non loin de l'église. Il est enterré
dans le charnier devant le chevet. Avant de mourir,
Pâris a renouvelé, lors de sa confession,
sa foi janséniste et son appel contre la Bulle.
Dès sa mort, des jansénistes vont prier
sur sa tombe. Le rite se transforme bien vite en véritable
culte car le diacre est regardé comme un bienheureux.
On parle bientôt de miracles : les aveugles voient,
les sourds entendent, les boiteux ne claudiquent plus.
Cette renommée se répand ; la Cour, informée,
s'inquiète, puis sévit : en 1730, le curé
de l'église qui a appelé contre la Bulle,
le très actif père Pommart, est exilé
à Blois.
Cette sanction ne réduit en rien la dévotion.
Les miracles continuent et vont, dès lors, être
partagés en deux : les «miracles»
purs et simples et ceux obtenus à la suite de
convulsions. Les jansénistes acceptent les premiers,
mais se divisent sur les seconds : s'agit-il d'uvres
de Dieu, du diable ou de charlatans ?
Les convulsionnaires vont créer un beau
charivari dans la capitale. Le premier d'entre eux,
rapporte le Bulletin de la Montagne Sainte-Geneviève
de 1904, est une domestique, impotente depuis six ans,
qui «recouvra la santé le 3 août
1731, après de violentes convulsions qui lui
durèrent plusieurs jours.» Évidemment,
les jansénistes, même s'ils sont divisés,
s'emparent de ces guérisons comme preuves de
la justesse de leur cause et publient régulièrement
le récit des faits dans leur journal clandestin,
Les Nouvelles ecclésiastiques. Comme Louis
XV et la Cour soutiennent les molinistes, c'est-à-dire
le «parti constitutionnaire» bien sûr
opposé aux miracles, l'affaire tombe à
point nommé pour les Parisiens. Le Bulletin
rapporte : «(...) l'occasion de faire de l'opposition
au gouvernement était trop belle pour que les
Parisiens, selon leur traditionnelle habitude, ne s'en
emparassent point en affirmant leurs préférences
pour le parti qui combattait le pouvoir.»
Loin des querelles théologiques et malgré
les espions d'une Cour qui n'y voit que simulations,
les convulsionnaires deviennent un véritable
spectacle. Une certaine bourgeoisie s'y presse. Comme
au théâtre, il est bon d'y être vu.
Des petits malins y louent des chaises ; d'autres organisent
leur commerce d'écrivains publics ou de vendeurs
de baume guérisseur. Le mauvais temps de l'hiver
1731 qui approche n'y change rien. «Chaque jour
les rues qui entouraient l'église et son charnier
étaient encombrées par une multitude de
croyants», écrit le Bulletin. La
province s'en mêle : petits et grands de toute
condition affluent. Des grands de la Cour, malades,
s'y rendent en espérant un miracle. C'est le
cas de la comtesse-douairière de Conti qui est
aveugle depuis de longues années.
Que se passe-t-il exactement ? Lisons encore une fois
le Bulletin : «Les fidèles, dirigés
par des prêtres jansénistes, chantaient
des cantiques et entonnaient des Te Deum. Puis,
les prières achevées, chacun restait dans
l'attente du miracle escompté. On voyait alors
des hommes et des femmes courir, s'agiter, faire des
bonds extraordinaires, se débattre à terre
comme en proie à des crises d'épilepsie
; ici, certains marchaient sur les mains, la tête
en bas et les jambes en l'air, en des attitudes d'acrobates,
pendant que d'autres se contournaient en des poses où,
pour certaines, la décence la plus élémentaire
était oubliée.»
Le spectacle franchit un nouveau cap quand, selon le
Bulletin, «des femmes demandaient en grâce
à ceux qui les entouraient de les frapper sur
tout le corps, et plus les coups qu'elles recevaient
étaient meurtriers, plus elles exprimaient de
satisfaction ; leur joie touchait à la béatitude.»
D'ailleurs, on ne parle pas de coups, mais de «secours»
et il s'agit toujours de guérir de quelque chose.
Ces scènes de souffrance deviennent rapidement
des symboles. Les poses à succès sont
celles qui miment la Passion. L'interprétation
en découle clairement : le convulsionnaire représente
l'Église persécutée par les attaques
contre la Vérité.
Le sexe ne tarde pas à s'en mêler car,
parmi les convulsionnaires, les femmes et les jeunes
filles sont de loin majoritaires. Catherine-Laurence
Maire cite le rapport d'un espion de la Cour : «Ce
qu'il y a de plus scandaleux, c'est de voir des jeunes
filles assez jolies et bien faites entre les bras des
hommes qui en les secourant peuvent contenter certaines
passions, car elles sont des deux ou trois heures, la
gorge et les seins découverts, les jupes basses,
les jambes en l'air qui laisse aux spectateurs tout
le loisir de les examiner quelques soins que prennent
d'autres femmes d'empescher de voir ce qu'une fille
ou femme doit cacher. Comme il m'est arrivé à
moy meme lorsque je voulus faire un pareil office à
la jeune fille qui me mit les deux pieds sur les épaules
et dont les cuisses restèrent découvertes.»
Évidemment, beaucoup ne voient là que
supercherie, que pantomimes étudiés ;
bref un spectacle sacrilège et indigne, orchestré
par les jansénistes. Et tout Paris prend parti
: pour ou contre ; miracles ou charlatanisme. La capitale
se divise en deux camps, noyée dans les pamphlets,
les libelles et les épigrammes.
Louis XV doit réagir : le 27 janvier 1732, par
ordre du roi, le cimetière et le charnier sont
fermés. Convulsionnaires et spectateurs transfèrent
alors les ébats dans la maison où était
mort François de Pâris. La réaction
ne tarde pas : le 7 mars, le lieutenant de police
fait interdire l'entrée de la maison à
toute personne qui n'y habite pas. Le mouvement se poursuit
clandestinement, dans les logements, les caves et les
greniers. En 1764, l'expulsion des jésuites,
adversaires résolus des jansénistes, ne
change rien. Si le mouvement s'étiole au fil
des ans, il ne disparaît pas. Arrive 1789. La
querelle religieuse d'où tout est parti et que
le XVIIIe siècle n'a pas réussi à
résoudre va être balayée par les
idéaux de la Révolution.
Notons enfin qu'en 1807 le cimetière et le charnier
de Saint-Médard seront désaffectés.
Toutes les tombes seront relevées et les ossements
jetés dans une tranchée. L'endroit deviendra
d'abord une cour sablée garnie d'un gymnase.
À la fin du XIXe siècle, on y construira
une salle de catéchisme.
|