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L'Arbre de Jessé de l'église Sainte-Madeleine à Troyes et deux «Vierge à l'Enfant»
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Les pauvres et la mendicité au Moyen Âge

Commentaire sur un vitrail de la cathédrale de Bourges
 

Cathédrale Saint-Étienne de Bourges.
Vitrail des Martyres de St Laurent et de St Étienne, détail :
saint Laurent distribue le trésor de l'empereur aux pauvres.
Jean Lescuyer, vers 1518.

Sources :
1) La notion de pauvreté au Moyen Âge : position de problèmes de Michel Mollat ;
2) L'Église et les pauvres à la fin du Moyen Âge : l'exemple de Geiler de Kaiserberg de Francis Rapp. Les deux articles se trouvent dans la Revue d'histoire de l'Église de France, Tome 52, n°149, 1966 ;
3) Les Marchands et le Temple de Giacomo Todeschini, éditions Albin Michel, 2017 ;
4) Étapes sur le chemin de la vie de Sœren Kierkegaard, éditions Gallimard, 1979.


Musée des Beaux-Arts d'Angers
«Sainte Élisabeth de Hongrie distribuant
ses bijoux aux pauvres», détail.
Ary Scheffer (1795-1858)

Église Saint-Pierre de Dreux
Vitrail de la Vie des saints, XIXe siècle
Saint Eugène distribuant des aumônes aux pauvres.

Église Saint-Laurent à Paris
Saint Laurent donnant les biens de l'Église aux pauvres.
Atelier Pierre Gaudin, 1932-1939.

Église Saint-Laurent à Paris
«Louise de Marillac faisant l'aumône», 1922
Émile Maillart (1846-1926)

Saint-Antoine de Padoue au Chesnay (78)
Saint Antoine distribuant ses biens aux pauvres
Vitrail du XIXe siècle

Dans le vitrail ci-contre (daté du début de la Renaissance), saint Laurent fait l'aumône aux pauvres. Qui sont ces pauvres? Nous voyons à gauche un homme estropié avec une béquille (qui simule peut-être parce sa jambe a l'air d'être repliée au-dessus de la béquille). Nous voyons une femme (qui doit être une veuve) avec ses deux jeunes enfants. À l'extrême droite, une personne tient une espèce de bâton jaune, sûrement une grande béquille, tandis qu'un homme en rouge, portant un chapeau, s'en retourne en s'appuyant sur une canne. Bref, on ne voit pas d'homme valide en train de mendier. Ce constat mérite des explications.
Au Moyen Âge, le pauvre est celui qui ne peut pas subvenir à ses besoins par sa force physique. Un serf n'est pas un pauvre parce qu'il a la sécurité de l'emploi. Son champ et son travail lui permettent de survivre au sein d'une communauté rurale encadrée qui assure un soutien informel à tous. Les religieux le prêchent : l'aumône est un devoir envers les vieillards, les estropiés et les victimes des hasards de la vie ; les biens de l'Église tout comme le superflu des riches sont la propriété des pauvres. (Voir le vitrail des œuvres de miséricorde et le problème du riche ingrat à l'église Sainte-Jeanne d'Arc de Rouen). Quant aux moines (qui font tous vœu de pauvreté), ils restent attachés à un monastère. Leur stabilité géographique et leur pauvreté évangélique dûment choisie les font accepter par les populations besogneuses.
Cependant le contexte social va changer. L'historien Michel Mollat, dans un article de la Revue d'histoire de l'Église de France [cf sources] écrit : «(...) au cours des XIe et XIIe [siècles], certaines révoltes de la faim, la prédication de certains ermites, l'attraction de quelques pèlerinages, surtout la Croisade, avaient déraciné et jeté sur les chemins des bandes hétérogènes de «jeunes» (juvenes) : paysans et bergers en surnombre, cadets de familles chevaleresques, mêlés à des criminels en rupture de ban, à de simples amateurs d'aventures, aux inadaptés de toutes sortes, enfin à des prostituées.» Tous ces errants sont très mal vus car l'errance fait peur. L'instabilité heurte la mentalité médiévale.
À partir du milieu du XIIIe siècle, la migration des errants des campagnes vers les villes en croissance s'accentue. «Le pauvre rural était généralement un personnage méprisé, mais familier, connu et assisté des siens ; le pauvre urbain devient un être anonyme, souvent vagabond, sans autre recours que la communauté d'un destin marginal, partagé avec ses congénères.» [Michel Mollat]. Cependant, malgré les désordres que ces gens pouvaient susciter, la mentalité de l'époque était encore de leur côté. Pour reprendre les termes de notre historien, on accusait les «évêques infidèles», les «seigneurs exigeants», les «juges iniques» d'avoir aggravé la misère. La théorie de l'extrême nécessité, prenant la défense des très pauvres pris sur le fait de leur larcin, proclamait la communauté des biens et l'innocence de l'affamé voleur.
Dans le cours du XIIIe siècle, le contexte va empirer. Arrivent les ordres mendiants (dominicains et franciscains) qui érigent la mendicité en vertu. Il faut être nu comme le Christ. Le mariage mystique de François d'Assise (le Poverello) avec Dame Pauvreté va créer bien des problèmes en Occident car il est pris comme modèle. Avec les ordres mendiants et les sectes hérétiques, la mendicité errante déferle sur l'Europe occidentale. Les moines gyrovagues cheminent de village en village, imités par une foule de gens, pas toujours bien intentionnés. Michel Mollat note avec lucidité : «Le vrai scandale du Poverello est d'avoir exalté la pauvreté à l'heure même où l'ébranlement de la société préparait la multiplication du nombre des pauvres.»
Arrive le XIVe siècle avec la Peste noire, la guerre de Cent Ans en France et les Grandes Compagnies. Dans la seconde moitié de ce siècle, la mendicité s'accroît en Occident. Les ordres mendiants, multipliant les pauvres, eux-mêmes augmentés par les calamités de l'époque, conduisent à des excès. Et la sensation d'être envahis par les mendiants a dû devenir insupportable. La position de la société envers la pauvreté va peu à peu s'inverser. La pauvreté volontaire des religieux finit par être blâmée. L'époque était assez dure comme cela, inutile de rajouter à la liste des vrais pauvres des moines errants et oisifs.
Le changement de mentalité va d'ailleurs être complet. Dans un premier temps, à la peur que tous les errants suscitaient s'était ajouté le mépris. Mais le mépris ne suffit plus. À la fin du XIVe siècle, la mendicité est regardée quasiment comme une insulte à la dignité de la personne humaine, et la pauvreté comme une déchéance. Même le don spontané est freiné. Mieux vaut un prêt sans intérêt qu'une aumône car le prêt encourage et stimule le travail. La société, de moins en moins rurale, devient plus policée ; l'ordre social est ressenti comme une nécessité ; les désordres dus aux pauvres sont jugés inacceptables. Villes et États veulent contrôler les indigents et les œuvres qui s'occupent d'eux. Michel Mollat précise : «La législation sur le travail et le paupérisme naît simultanément en France et en Angleterre au lendemain de la Peste noire. Les autorités municipales désignent les administrateurs des hôpitaux, vérifient leurs comptes et réglementent l'hospitalisation des mendiants et des vagabonds.» La société finit par établir une nette distinction entre la charité, qui est à la source des œuvres de miséricorde, et l'assistance administrative, rendue nécessaire par l'exigence d'ordre social.
En Angleterre, les premières lois sur les pauvres prises par Élisabeth Ière, au milieu du XVIe siècle, instaureront le fouet pour les hommes valides qui refusent de travailler. Au siècle suivant, Colbert proposera d'enfermer les indigents pour les mettre au travail. Au XVIIIe siècle, à l'église Saint-Sulpice à Paris, l'abbé de Terssac donne un exemple admiré et copié : la glorification du travail et la volonté d'y contraindre les pauvres en échange d'assistance (voir le texte suivant).
Le XVe siècle offre un passionnant exemple de ce double souci en la personne de Jean Geiler de Kaiserberg. De ce prélat énergique qui a prêché à Strasbourg pendant trente-deux ans (de 1478 à 1510), nous possédons un recueil de sermons qui permet aux historiens de mieux cerner la psychologie de l'époque, du moins en Alsace, sur ce thème important. Dans un premier temps, l'historien Francis Rapp, dans son article pour la Revue d'histoire de l'Église de France, nous révèle que notre orateur «honore l'éminente dignité du pauvre», image de Jésus. Il critique les riches qui attendent, avant d'aider, de connaître la moralité du solliciteur (autrement dit, qui veulent savoir ce que le pauvre va faire de l'aide qu'on lui apporte). Francis Rapp cite un extrait d'un sermon édifiant de Geiler de Kaiserberg : «Et s'il était effectivement pêcheur, aurais-tu le droit de le condamner? Dieu, lui, n'hésite pas à lui donner sans compter l'air, la lumière et l'eau. Il te donne la nourriture à toi qui n'es sans doute pas moins coupable que ce déshérité.» Ce raisonnement, bien spécieux on en conviendra, trouve son aboutissement révolutionnaire dans l'encouragement que le prélat adresse aux pauvres d'user de la force pour arracher ce qui leur est dû : «Allez dans les maisons des riches. Elles regorgent de blé. Si elles sont fermées, enfoncez les portes à coups de hache et servez-vous. Marquez le montant de votre prise sur une taille et, si vous égarez cette dernière, venez me trouver. Je vous dirai comment vous pourrez vous justifier.»
Voilà pour le premier visage de Janus. Le second lui est bien opposé car Geiler ne supporte ni les hypocrites ni les paresseux. Sa véhémence attaque de front «ceux qui tendent la main parce qu'ils ont peur du travail» [Rapp]. Vivre de mendicité comme saint François ou saint Dominique est réservé à une élite et ne doit en aucun cas être imité. Geiler fustige les montreurs de reliques, les marchands de pardons, les clochards de toutes sortes, les simulateurs d'infirmité pour apitoyer le passant. Ce sont de mauvais pauvres.
La mendicité acceptable ne peut avoir que deux motifs : la recherche de la perfection chrétienne ou le dénuement réel et complet. Et le prélat se fait le défenseur d'une idée qui est déjà dans l'air du temps : c'est à l'État de s'occuper des pauvres. Mieux, c'est son devoir. Autrement dit, ce que le particulier ne doit pas faire (scruter le pauvre pour savoir ce qu'il va faire de l'aumône qu'il reçoit), l'État doit l'officialiser et le généraliser. Disposant de l'autorité, l'État se doit de contraindre les paresseux qui mendient à gagner leur vie à la sueur de leur front. L'aumône doit aller aux malades et aux vieillards incapables de travailler, pas aux gens valides. De la sorte, les bénéficiaires de l'aide (qui deviendra donc publique) ne seront plus des mendiants, mais des «assistés» (sens bien différent de celui qu'il possède aujourd'hui). Autre avantage : l'aide sera bien répartie, contrairement aux aumônes «aveugles». Et la caisse d'assistance sera alimentée par les dons des riches.
Dans un mémoire qu'il adresse vers 1501 aux autorités de Strasbourg, Geiler propose de partager la ville en six ou sept secteurs. Dans chacun d'entre eux, un homme désigné (et qui en viendrait vite à connaître le quartier), serait chargé de repérer les faux mendiants. Francis Rapp fait remarquer qu'il n'y a plus aucune trace de spiritualité dans ce programme social.
Après 1460, la ville de Strasbourg prit effectivement de sévères mesures contre les indigents : seuls ceux qui étaient incapables de gagner leur vie eurent le droit de mendier ; ceux qui venaient du «plat pays» ne devaient pas rester dans la ville plus de trois jours. Des sergents de ville pouvaient perquisitionner au domicile des mendiants suspectés de fraude. Au début du XVIe siècle, les mesures s'aggravèrent : le délai de trois jours fut réduit à un seul et les citadins qui avaient reçu le droit de mendier durent porter un insigne.
Depuis les origines, lutte contre la paresse et recherche de ceux qui mendient indûment ont fait partie intégrante des valeurs chrétiennes. Tout part de l'apôtre Paul et de sa Première épitre à Timothée. Se soucier des autres, c'est avant tout prendre soin de ses proches. Pour Paul, l'altruisme commence au sein de sa famille. Notons en passant la thèse séduisante du sociologue américain Rodney Stark, dans son ouvrage L'Essor du christianisme (Excelsis, 2013) : ce souci des malades au sein du cercle familial, contraire à la mentalité romaine, a favorisé l'expansion de la religion nouvelle lors des pestes qui ravagèrent l'Empire romain aux IIe et IIIe siècles. Sans vraiment en comprendre les raisons, des auteurs chrétiens des premiers siècles (Denys, Eusèbe de Césarée) ont d'ailleurs reconnu que ces épidémies mortelles avaient servi la cause du christianisme.
En matière de mendicité, la pensée chrétienne s'appuie sur le duo don et contre-don. Donner est le devoir du riche, mais il oblige celui qui reçoit. Dans son ouvrage Les Marchands et le Temple (Albin Michel, 2017), le médiéviste italien Giacomo Todeschini analyse cette relation en profondeur L'un des premiers textes du christianisme primitif, le Didaché, écrit vers la fin du Ier siècle, affirme déjà les obligations de celui qui reçoit. Le riche donne, soit, mais le pauvre a le devoir d'être reconnaissant et de restituer ce qu'il a perçu à tort. «Malheur à celui qui reçoit : si quelqu'un reçoit parce qu'il a besoin, il sera sans reproche, lit-on dans ce texte. Mais, s'il n'a pas besoin, il devra dire pourquoi il a reçu et dans quel but. Jeté en prison, il sera examiné sur ce qu'il a fait et il ne sera pas relâché jusqu'à ce qu'il ait restitué le dernier quadrant.».
La notion paulinienne d'obligation de prendre soin de ses proches est à considérer comme la racine même de la fidelitas, c'est-à-dire l'appartenance au cercle des élus. Cette notion va s'élargir au fil des siècles, être théorisée et englobée dans une vision socio-économique des rapports humains. Pour faire court : vivre sa foi chrétienne, c'est produire et convertir. Le mendiant ne produit rien et, en principe, ne croit plus. En faisant l'aumône, le riche lui permet de se ressaisir pour croire à nouveau et produire à son tour. De la sorte, le mendiant pourra espérer réincorporer la fidelitas, cette fois prise au sens large. Thomas d'Aquin partira du texte de Paul et utilisera le don comme fondement et lien de sa société chrétienne.
Giacomo Todeschini prend l'exemple des Hôtel-Dieu qui vont se répandre en Europe occidentale à partir du XIIe siècle, faisant affluer les dons. L'étude des discours de l'époque sur la mendicité conduit l'historien à écrire à ce sujet : «(...) le don fait à l'hôpital s'inscrivait dans une conception présentant la marginalité sociale et économique comme perte à réparer.» Autrement dit, mendier est l'expression d'une fissure dans l'organisation sociale chrétienne, une fissure qu'il appartient aux riches de combler. En recevant un pécule, le mendiant doit rendre à son tour, par la foi et par le produit de son futur travail, faisant ainsi disparaître la fissure. Aux XIIe-XIVe siècles, la charité, écrit l'historien, se conçoit comme «une générosité productrice d'obligations internes à la sphère du bien public».
Todeschini explicite clairement les obligations du pauvre : avoir un métier pour être utile à la société, se guérir des maux physiques et spirituels qui peuvent l'en empêcher ; bref se convertir «à une chrétienté effective, à la fois religieuse et sociale mais aussi spécifiquement économique.»
Au IXe siècle, bien avant Jean Geiler de Kaiserberg, le moine de l'abbaye de Lobbes en Belgique, Rathier de Vérone, qui fut aussi évêque de Vérone, s'était élevé contre les pauvres oisifs, que leur pauvreté avait rendus arrogants. Il les opposait aux riches pieux qui utilisaient leurs richesses pour faire le bien. Rathier, en se proposant d'examiner les capacités des pauvres, réfléchissait déjà à des stratégies d'insertion. Todeschini cite quelques extraits de cet auteur du IXe siècle. Ainsi, quand il s'adresse aux pauvres : « Gare à toi donc si, abruti par la paresse, tu profites du labeur d'autrui alors que tu peux vivre de ton travail» ; si le pauvre est malade et se plaint : «Prie plutôt pour ceux aux dépends desquels tu vis» ; si le pauvre est en bonne santé, mais a de nombreux enfants : «Pratique la continence si tu le peux (...) en accord avec ton épouse, et mets-toi au travail pour subvenir à tes besoins et à ceux des autres» ; si le pauvre n'est pas capable de travailler : «Pleure donc pour ce vice car c'est un malheur grave: demande en aumône ce qui te suffit pour vivre et garde-toi d'accumuler ce qui ne te sert pas» ; si le pauvre est en bonne santé : «offre ton soutien aux autres: visite les infirmes, enterre les morts et partage avec ton prochain cette bénédiction que Dieu t'a accordée (...)».
En résumé, au-delà du don, de la foi, de la conversion, au-delà de la générosité productrice, la philosophie du christianisme universel se résume en un principe simple : s'appliquer à faire quelque chose pour les autres ; sur un plan théologique, utiliser la liberté donnée par Dieu pour que chacun apporte son écot à l'édification de la fidelitas, c'est-à-dire de la société chrétienne.
Le concept de caritas (charité) représente stricto sensu l'amour civique exprimé par les membres de la communauté, un amour qui les porte au souci administratif de bien gérer l'argent en circulation. Au sens chrétien, la caritas, ce n'est pas faire l'aumône. La caritas, c'est faire quelque chose pour les autres, ce qui inclut l'aumône évidemment, mais avec l'obligation du contre-don pour celui qui reçoit. Ce qui signifie que celui qui donne a un droit de regard sur ce qui est fait de son aumône. La notion de don et de contre-don s'intègre dans un englobant socio-économique de générosité créatrice où chacun doit faire quelque chose pour l'autre. Même les soldats qui revenaient manchots de la guerre pouvaient se rendre utiles dans l'armée, souvent en tant que simple garde, comme en témoigne le protestant Jean Marteilhe dans ses Mémoires d'un galérien du Roi-Soleil (Mercure de France, 2021). Avoir bonne conscience parce qu'on a donné une pièce à un mendiant - et s'en tenir là - ne correspond nullement à la pensée des Pères de l'Église.
Faire quelque chose pour les autres, c'est œuvrer, dans la foi, à l'édification de la société chrétienne. Le catholicisme prône ainsi la justification par les œuvres. De la sorte, on peut imaginer qu'un croyant, après sa mort, arrive dans l'Au-delà et s'entende poser la question qui résume en fait toute sa vie : «Qu'as-tu fait pour les autres ?» La question a le mérite de la clarté. Quant à l'analyse des œuvres réalisées, elle est aisée à faire.
À l'opposé, le protestantisme a mis en avant la justification par la foi. Ce qui n'empêchait pas Calvin, notons-le, de penser que la foi a pour conséquence les (bonnes) œuvres. Mais «avoir la foi» pose le problème de la définition. Croire en quoi exactement ? À l'existence de Dieu, entité omnisciente et omnipotente ? Aux anges ? Au paradis ? À l'enfer ? Des philosophes protestants se sont d'ailleurs livrés à d'amusantes digressions sur ce sujet. Au XIXe siècle, le Danois Sœren Kierkegaard (1813-1855) s'y est essayé dans son essai Coupable ? Non coupable ?
Rappelons rapidement les faits : en 1845, Kierkegaard vient de rompre ses fiançailles avec Régine Olsen, cassant ainsi un amour partagé ; son motif caché est d'ôter toute barrière à sa mélancolie afin de se livrer au plaisir suprême qu'est pour lui la méditation philosophique. Torturé par les affres du doute, de la culpabilité possible, du malheur où il a peut-être plongé sa fiancée, il s'imagine jeté dans l'absurde et n'avoir, lui le protestant, la foi qu'à un certain degré. Il écrit : «Qu'on introduise en pensée l'éternité dans une telle confusion, qu'on imagine un tel homme au jour du jugement suprême, et qu'on écoute la voix de Dieu : "As-tu eu la foi ?" — qu'on écoute la réponse : "La foi est l'immédiat ; il ne faut pas s'arrêter à l'immédiat, on le faisait au moyen âge, mais depuis Hegel on va plus loin, toutefois, on avoue que la foi est l'immédiat et que l'immédiat existe, mais on attend une nouvelle étude."»
Si l'oisiveté et la mendicité frauduleuse sont regardées par le christianisme authentique comme des perversions à pourchasser, il faut tirer le constat, depuis le début du XXe siècle, de l'oubli total par les chrétiens du principe du don et du contre-don. Autrement dit, le principe de charité chrétienne est maintenant totalement dévoyé. À croire que les Églises sont fières de se livrer à une aide débridée, sans doute pour ne pas se sentir débordées par l'aide sociale mise en place par les gouvernements. À la naïveté pseudo-chrétienne qui s'exclame : «Il a faim ! Il gémit ! Nourrissons-le !» répond le doigt autoritaire de Rathier de Vérone et des Pères de l'Église pointé sur le mendiant : «Que fais-tu pour les autres ?» et «Comment uses-tu de ta liberté ?» Et ces questions tombent, tel un couperet, contre toutes les lâchetés, toutes les naïvetés.

 

L'aide aux pauvres à l'église Saint-Sulpice au XVIIIe siècle
 

Au cours de l'Histoire, l'aide aux pauvres ne s'est comprise qu'en échange d'un travail. Il en fut ainsi dans l'Angleterre élisabéthaine. Après les Poor Laws de 1563 et 1569, légiférant sur la répression et les punitions qui devaient frapper mendiants et vagabonds, l'Act de 1576 mit l'accent sur le travail : les villes devaient offrir des emplois aux pauvres pour les détourner de l'oisiveté. On les occupa à travailler les matières premières, notamment la laine. Les pauvres qui refusaient de travailler étaient mis dans une prison de la ville, financée par une taxe, the rates.
En 1597, l'Act for the Relief of the Poor posa les fondations de l'aide aux pauvres en Angleterre pour les deux cent cinquante années suivantes. Chaque paroisse administrative (parish) était déclarée responsable de l'aide, avec désignation de superviseurs pour veiller au respect de ses deux axes principaux : proposer du travail et aider les pauvres qui ne pouvaient pas travailler. Avec sanctions (fouet, galère, voire pendaison dans les cas graves) pour ceux qui ne voulaient rien faire. L'un des points importants était l'existence d'une Poor tax pour financer cette aide, renforcée par le droit donné aux parishes de saisir les biens de ceux qui refusaient de la payer.
En France, l'aide aux indigents, laissée à la seule charité, a été pendant très longtemps un des ministères de l'Église catholique. Les religieux jugés dignes de la canonisation ont souvent brillé par leur action en faveur des pauvres et de leur instruction. Au XVIIIe siècle, l'église parisienne de Saint-Sulpice offre un exemple intéressant de cette aide en la personne de son curé, monsieur de Terssac. Arrivé en 1777, celui-ci s'informe tout de suite de la situation de la pauvreté dans sa paroisse. Sur cent mille habitants, les pauvres sont évalués à 20%. Mais, dès le départ, M. de Terssac applique ses principes humanitaires : sur ces vingt mille pauvres, il faut distinguer les vrais des faux, «ceux qui ne sont pauvres que par leur faute, parce qu'ils ne veulent pas travailler... et dépensent en un jour ce qui les ferait subsister des semaines entières.»
Ainsi parle le curé dans sa brochure Ordre d'administration pour le soulagement des pauvres de la paroisse de Saint-Sulpice, un document essentiel pour l'étude de l'aide apportée par l'Église aux indigents, à la veille de la Révolution. Il estime les faux pauvres à la moitié. Restent donc dix mille pauvres, soit deux mille familles. Concrètement, la paroisse est découpée en quatre secteurs. Chacun d'entre eux dispose d'un registre où sont consignés les noms, domiciles, mœurs et besoins des nécessiteux. Les prêtres visitent les familles ; les dames de charité prêtent leur concours. On rédige des notes et on se réunit tous les mois pour faire le point sur les besoins constatés sur le terrain.
Quelle est la nature de l'aide ? M. de Terssac applique là encore ses principes intransgressibles à la liste des secours : toute aide directe en argent est exclue ; création de cartes mensuelles donnant droit à du pain ; paiement partiel (et jamais total) des loyers ; fourniture d'habits et de layette ; délivrance des prisonniers pour dettes si c'est à l'avantage de la famille ; soins apportés aux malades ; pensions modestes données aux vieillards avec placement dans un hôpital si personne n'est là pour s'occuper d'eux.
Enfin, on cherche avant tout à procurer du travail aux gens. Aux marchands dont le commerce périclite on apporte un secours, remboursable, après s'être assurés de leur capacité et de leur conduite. Pour contrer l'usure qui ruine le peuple, on instaure des prêts sur gage.
Dans la pratique, le curé de Terssac demande que les bienfaiteurs passent par sa paroisse afin que l'information y soit centralisée (quelle aide? à qui? combien? et quand?). Si l'aide est, malgré tout, externe, il faut lui en communiquer les caractéristiques. Son souci majeur est de conserver une aide efficace et de ne jamais encourager les faux pauvres. Les règles sont drastiques ; l'aide est soumise à une vigilance permanente car elle exclut certaines personnes : ceux qui travaillent pour l'opéra ou la comédie, jouent de la musique dans les cabarets ou dans les rues ; les catholiques qui n'accomplissent pas leur devoir religieux (mais aucune religion n'est exclue du secours) ; les mendiants (le vrai pauvre ne mendie pas) ; les parents qui n'envoient pas leurs enfants au catéchisme ou aux écoles de charité ; ceux qui produisent des faux pour réclamer de l'aide ou dont la mauvaise foi peut être prouvée.
Mis en application dès 1777, ces principes obtiennent de très bons résultats et le curé, dans sa brochure, s'en réjouit. Son texte s'étend d'ailleurs sur la nature du travail offert : aux femmes, la filature de lin et de chanvre, la broderie et la couture ; aux hommes, grâce au concours du lieutenant de police, le nettoyage des rues (en attendant un travail plus lucratif) ; pour les enfants, des filatures de soie ou de coton dès l'âge de sept ans afin de les préserver de l'oisiveté tant que l'âge de l'apprentissage (treize-quatorze ans) n'est pas atteint. Le curé le rappelle : «Ces différents moyens de soulager les familles indigentes sont fondés sur le travail et ont pour objet de leur en inspirer le goût en les mettant pour ainsi dire dans la nécessité de ne pas s'y refuser.» On estime que l'aide apportée s'élevait environ à trois cent mille livres par an.
Le règlement du curé de Saint-Sulpice acquit une certaine réputation en France et à l'étranger. L'impératrice Catherine II en reçut trois exemplaires et remercia en envoyant une médaille en or, commémorant la dernière paix avec les Turcs. En 1778, madame Necker demanda au curé de Terssac de diriger l'hôpital qu'elle venait de créer et qui porte toujours son nom. M. de Terssac mourut en 1788.


Église Sainte-Anne à Amiens
L'aumône à un pauvre, fresque du XIXe siècle.

Sources :
1) De pierre et de cœur, l'église Saint-Sulpice, 350 ans d'histoire, Éditions du Cerf, article Monsieur de Terssac et l'assistance aux pauvres de Michel Portal ;
2) Britain 1558-1689, Collins Editions, série Flagship History.


Église Saint--Sulpice à Paris
Saint Martin partageant son manteau avec un pauvre (Mottez)